Le déclassement : quitte ou double !
Anne-Claire Thérizols
Article modifié le
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Quand la crise économique vous rattrape, vous êtes métamorphosé contre votre gré. Comment retrouver un nouvel élan ?
Comme Marianne (voir encadré ci-dessous), ils sont des milliers, ces chômeurs d’un nouveau genre, issus des classes moyennes et supérieures, à avoir perdu, sous l’effet d’une crise qui persiste, leur statut social, leur niveau de vie et leurs illusions, alors que rien ne les prédestinait à la chute. La crise a bouché leur horizon et ils vivent désormais dans l’angoisse permanente du lendemain, souvent sans oser en parler parce que jusque-là, tout allait bien et qu’on ne dégringole pas si facilement quand on se croyait préservé par un statut, une fonction, un milieu. Alain, ingénieur licencié à 56 ans et quitté par sa femme quelques années plus tard, parle de son sentiment de honte et du choix qu’il a fait de tourner le dos à ses amis d’avant : « Ils ne comprendraient pas. Comment voulez-vous que nous ayons quoi que ce soit à nous dire ? Aujourd’hui, j’en suis à chercher une partie de mes repas aux Restos du cœur, après avoir passé des années à aller au restaurant avec mes amis. Je mens quand je les croise : je suis débordé, je suis sur un projet énorme, je raconte n’importe quoi. Quand j’ai perdu mon boulot, au début, certains m’appelaient pour prendre de mes nouvelles. Maintenant plus du tout, mais c’est aussi bien comme ça. Je n’aime pas celui que je suis devenu, pourquoi l’aimeraient-ils, eux, à qui je ressemble si peu désormais ? » Des témoignages arrachés à la honte et empreints d’une grande souffrance. Pour d’autres, des milliers d’autres, pas encore confrontés au manque de travail, la peur d’en arriver là est présente aussi, justifiant tous les renoncements pour garder un travail à tout prix, au mépris de tout épanouissement personnel.
Côtoyer l’insécurité et la honte
Dans son ouvrage La Peur du déclassement, paru aux éditions du Seuil en 2009, alors que la crise était moins franchement installée, l’économiste Éric Maurin étudiait les impacts psychologiques du déclassement. Il expliquait que, paradoxalement, alors que tous les milieux sociaux avaient vu leur niveau de vie augmenter depuis les années 1980, une peur insidieuse de ne pas ou ne plus trouver de statut protecteur s’était installée. Le sacro saint CDI protège les « inclus » – ceux qui ont du travail par opposition aux exclus, ceux qui n’en ont pas –, mais la difficulté aujourd’hui à obtenir ce sésame rend plus durable l’exclusion, et corse l’enjeu pour le garder. En période de récession, la peur de tout perdre entraîne une tension sociale décuplée. Les recherches sur l’impact du chômage, mais aussi le manque de travail quand le chômage s’installe, ont une longue histoire. En 1930 déjà, alors qu’il n’existait pas encore d’échelle permettant de mesurer la santé psychologique, des chercheurs montraient, grâce à des études basées sur une grande variété de recherches qualitatives et quantitatives, que l’expérience du chômage était négative et psychologiquement destructrice. En 1989, Kessler, Turner & House (1) démontraient, à l’aide de méthodologies quantitatives plus rigoureuses, que la perte d’emploi entraînait une baisse du bien-être psychologique. Les groupes de personnes qui restaient employées avaient un niveau de bien-être supérieur à ceux qui avaient perdu leur emploi, et ce indépendamment de leur santé psychologique antérieure. Waters et Moore confirmaient ces résultats en 2002 (2) en s’appuyant sur des études longitudinales et transversales qui démontraient que l’estime de soi diminuait en période de chômage, et que cette baisse influait négativement sur la capacité à retrouver un emploi.
L’OMS s’inquiétait du fait que « la pauvreté et l’exclusion sociale sont à la fois les causes et les effets d’un accroissement des risques de divorce, de séparation, d’invalidité, de maladies, de toxicomanies et d’isolement social. Elles créent des cercles vicieux qui ne font que dégrader davantage la situation. » Toutes proportions gardées, être déclassé socialement, même si l’on n’atteint pas encore la pauvreté, entraîne des dommages collatéraux à tous les niveaux : repli sur soi, solitude, insécurité liée à une baisse des revenus et donc du pouvoir d’achat, comportements à risque. Dans son ouvrage La Fabrique des exclus, paru en 1997 chez Bayard Jeunesse, le psychiatre et pédopsychiatre Jean Maisondieu résume avec force les effets délétères de la dégringolade sociale : « La honte fait le lit d’une souffrance psychique difficile à supporter et impossible à partager avec quiconque, dans la crainte de son mépris. Inavouable, cette honte ronge celui qui se trouve projeté aux marges de la société et le conforte dans des stratégies d’isolement et de fuite. Cette honte s’accompagne habituellement d’autres affects désagréables ; le sentiment d’injustice, le vécu d’impuissance, la rage de subir et l’absence de perspectives de changement forment un magma douloureux dans lequel les mouvements de révolte alternent avec les mouvements d’accablement. »
Reconsidérer ses valeurs
Pourtant, la perte d’emploi, la diminution des revenus et la fin de la vie d’avant, plus confortable, n’ont pas les mêmes effets pour tous. À l’occasion d’un accident de parcours professionnel, certains trouvent matière à s’enrichir différemment, posant leurs valises pour enfin dresser un bilan qui les amènera sur une autre route, plus sereine. « Mon boulot, c’était toute ma vie, témoigne Gaëlle. Je culpabilisais de ne pas m’occuper suffisamment de mes enfants. Et puis un problème de santé m’a contrainte à arrêter de travailler pendant un an. J’ai été remerciée deux jours après ma reprise du travail. Une fois le choc digéré, j’ai réalisé que j’étais passée à côté de tellement de choses importantes ! Certes, il allait falloir se serrer la ceinture mais ma décision était prise : il fallait que mes enfants aient enfin une mère, et mon mari une femme. Je n’ai même pas cherché de nouveau travail, nous avons déménagé pour vivre dans un appartement plus petit, nous avons drastiquement réduit la voilure, mais nous sommes très heureux comme ça. J’ai eu la chance d’avoir un mari exceptionnel qui m’a soutenue et a relevé le défi de cette baisse de niveau de vie avec bonheur. J’ai un peu honte de le dire mais ce licenciement m’a permis de donner un sens à a vie. »
Les effets du chômage et de la perte de niveau de vie ne sont donc pas homogènes, comme le confirment certaines études dont il ressort que la fragilisation sociale peut aussi amener à se réapproprier sa vie, à la réinventer, à nourrir de nouveaux espoirs pour le futur. Andersen(3) observe en 2002, sur un échantillon de chômeurs, que 34 % des chômeurs de longue durée subissent un déclin du bien-être psychologique mais que, parallèlement, 28 % connaissent une amélioration. Des chiffres à interpréter prudemment si l’on conçoit que le chômage puisse être plus agréable que l’emploi lorsque l’on quitte une entreprise où l’on a vécu, par exemple, des mois de harcèlement moral ! Quoi qu’il en soit, tous ceux qui ont expérimenté ou expérimentent la descente dans l’échelle sociale peuvent témoigner du fait qu’il est bien difficile de trouver un nouvel équilibre plusieurs paliers en dessous, même si cela peut être l’occasion de reconsidérer ses valeurs et ses vraies aspirations. •
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Sylvie Zucca : «Le danger est de penser que l'on ne vaut plus rien en tant qu'individu»
D’abord médecin du travail, Sylvie Zucca est aujourd’hui psychiatre et psychanalyste. Elle a longtemps travaillé en lien avec le Samu social auprès des SDF dans la rue ou dans
les centres d’hébergement. Elle est également l’auteure
de nombreux articles et émissions radiophoniques, et a écrit
un livre, Je vous salis ma rue, clinique de la désocialisation (Stock, 2007).
Vivre le déclassement social est toujours difficile. Il existe cependant des degrés dans cette difficulté selon ce que l’on aura ou pas vécu antérieurement, et en fonction des « outils » dont chacun disposera pour affronter ce moment de perte d’identité sociale. Un entourage chaleureux familial, amical, médical, rend la perte d’emploi ou le chômage de longue durée moins difficiles à vivre, tout comme un savoir-faire manuel, une capacité à inventer des choses pendant ce temps qui s’ouvre, béant pour certains. Le danger est de penser que l’on ne vaut plus rien en tant qu’individu parce que la société a émis un message de rejet. C’est cette confusion grave qu’il faut éviter, en ne s’isolant pas trop, en s’informant, en échangeant, car sinon, c’est la porte ouverte au sentiment de honte et à l’autodénigrement. « Que vont penser les autres ? Comment vont-ils me juger ? » Une société qui prône le succès et la réussite comme valeurs prioritaires renvoie simultanément à des sentiments d’échec multiples ceux qui n’ont pas atteint ce niveau
dit de réussite, sur lequel on ne s’interroge d’ailleurs
pas assez : est-ce que gagner beaucoup d’argent, par exemple, est forcément un signe de « réussite » sur
le plan subjectif ?
Aujourd’hui, le signe social le plus inquiétant à mes yeux est la perte du sens du collectif. Il y a encore vingt ans,
il existait une solidarité entre collègues, un corps social d’appartenance : les ouvriers, les syndicats, etc. De nos jours, c’est la personne elle-même qui doit se bagarrer seule pour ne pas perdre son emploi. Le chômage est vécu comme une désocialisation qui entraîne un fort sentiment d’inutilité sociale, le tout accompagné d’un sentiment d’injustice profonde : pour certains, il devient difficile de savoir comment se situer dans l’espace de l’échange social. Les femmes s’en sortent parfois mieux car le fait de s’occuper des enfants, de les amener
à l’école par exemple, maintient des repères sociaux forts dans leur vie. Mais c’est surtout sur le long terme que le chômage a des effets délétères, car les repères spontanés de la vie quotidienne se modifient peu à peu, le temps notamment s’effiloche, et des personnes qui étaient ponctuelles à leurs rendez-vous tant qu’elles travaillaient peuvent se mettre à arriver en retard partout dès que leur emploi du temps devient plus flou. Elles peuvent aussi commencer à se négliger, à ne plus ranger ou se laver, à regarder la télévision en boucle ou à passer leur vie sur internet. Le risque, alors, pour ceux qui vivent en couple et en famille, est que tout vole en éclats, le pire des cas étant la rupture et le hors-jeu familial qui suit le hors-jeu social. Dans la rue, au Samu social, j’ai rencontré beaucoup d‘hommes qui avaient suivi ce trajet, en vitesse accélérée, si je puis dire,
à partir du moment où l’alcool s’était mis de la partie.
Les effets du chômage sur le long terme et les inquiétudes qui vont avec peuvent être délétères.
Le corps, particulièrement, s’exprime à ce moment-là : asthme, grande fatigue, eczéma, somatisations diverses, autant de signatures, cutanées par exemple, de cette angoisse massive qui étreint le sujet ou de dépression « masquée », comme on disait il y a longtemps. Dans
les cas les plus graves existe non seulement le risque d’un processus de désocialisation, d’alcoolisation, d’addictions de toutes sortes qui donnent l’illusion
de remplir le temps vide mais le risque de profonde dépression, d’abandon de tout désir.
Fort heureusement aussi, dans nombre d‘autres situations, le non-travail peut entraîner de vrais élans
de soutien et d‘inventivité qui permettent de s’interroger avec d’autres sur le sens du travail, du lien aux autres et de sa vie. Je parle de non-travail, car je crois qu’un jour
il faudra inventer un mot moins négatif que « chômage ». Et les jeunes aujourd’hui, sur ce sujet, sont lucides :
ils ont vu leurs parents effrayés par la perte d’emploi,
ils les voient parfois « tomber » dans le chômage, et ils ne se font pas trop d’illusion sur le marché de l’emploi. Peut-être vont-ils nous apprendre d’autres moyens
de vivre, d’autres moyens de travailler, de partage,
et d’autres formes de solidarité et d’inventivité autour
de cette frontière entre travail et non travail ?
Marianne : «Je suis passé du côté de ceux qui ne s'en sortent plus»
“Depuis la fin de mes études, dans les années 1980, je n’avais jamais connu de période de chômage, passant directement du stage à l’embauche puis de poste en poste, en évoluant vers un salaire plus important à chaque fois que je changeais d’entreprise. La précarité, les angoisses de fin de mois, les angoisses professionnelles tout court, c’était pour les autres. J’avais une vie de famille que je croyais épanouie, puis mon mari m’a quittée. Un an plus tard, j’ai été licenciée. Je ne me suis pas laissée abattre, persuadée que j’allais rebondir. L’échec, ça n’était pas pour moi. Maintenant, ça fait trois ans que le chômage dure. Arrivée en fin de droits, je n’ai plus de revenus hormis ma pension alimentaire. Je dois faire appel à mes parents pour arriver à vivre avec mes deux enfants et je ne vois rien se profiler malgré mes efforts pour retravailler, même en diminuant drastiquement mes prétentions. Je vois mes quelques économies partir en fumée et je m’imagine sous les ponts quand j’aurai tout épuisé. J’ai une boule au ventre permanente. J’ai l’impression que chaque jour qui passe me rapproche de la chute irréparable. Je suis sous anxiolytiques et antidépresseurs. J’ai l’impression d’être passée de l’autre côté de la barrière, du côté de ceux qui ne s’en sortent plus. Et je n’arrive plus du tout à avoir le moindre espoir. J’ai perdu toute confiance en moi. Je ne peux plus faire aucun projet et je crois que c’est le pire, ce manque de perspective, comme si ma vie s’était arrêtée, n’avait plus de sens. Jamais je n’aurais imaginé que j’en serais là à 50 ans. C’est très très dur.”
NOTES
1. Kessler, R. C., Turner, J. B., & House, J. S. (1989). « Unemployment, reemployment, and emotional functioning in a community sample ». American Sociological Review, 54(4).
2. Waters, L.E., Moore, K.A. (2002a). « Predicting self-esteem during unemployment : the effect of gender, financial deprivation, alternate roles and social support ». Journal of Employment Counseling, 39.
3. Andersen, J.G. (2002). « Coping with long-term unemployment : economic security, labour market integration and well-being. Results from a Danish panel study, 1994-1999 ». International Journal of Social Welfare, 11.
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