http://www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2005-5-page-589.htm
Bulletin de psychologie
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L’étude des récits de naufrages et de survies en radeau révèle généralement des aptitudes de résistance et d’endurance exceptionnelles, et ceci n’est guère surprenant. Le capitaine Bligh et ses dix-neuf hommes en 1789, le radeau de la Méduse en 1816, le naufrage du baleinier Essex en 1820, la survie des marins du futur président Kennedy en 1943, les familles Robertson ou Le Serrec, il y a une trentaine d’années, celle du couple Bailey en 1973, les naufrages du Vendée Globe, en 1996, avec Dubois, Bullimore et Dinelli et, très récemment, la survie de ce pêcheur tahitien, seul pendant quatre mois dans l’océan Pacifique. Comment peut-on survivre à un séjour de plusieurs semaines ou mois à bord d’un radeau de fortune, dans l’inconfort le plus total, dans l’insécurité la plus absolue, dans l’incertitude la plus intense ? Beaucoup en sont morts, certes, mais certains sont parvenus à résister, à endurer, à supporter l’insupportable, et, finalement, à survivre et revenir dans le monde des vivants. Cet article se propose d’analyser quelques-uns des mécanismes psychologiques mis en œuvre dans ce genre de situation extrême, à propos de l’aventure de l’un de ces rescapés, Steven Callahan. Le choix de cette survie, parmi bien d’autres, est lié au caractère exceptionnel du récit de cet homme, qui dévoile, dans toute son intimité psychologique, la manière dont il put résister à 76 jours de dérive, seul dans l’océan Atlantique. Le regard cognitivo-comportemental de cet article est nécessité, avant tout, par la manière qu’a eue cet homme, comme bien d’autres naufragés, de gérer cette survie.
Le récit de Steven Callahan
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Parmi une cinquantaine de situations de survie maritime analysées (Guillerm, 2004a, b), il en est une certainement plus remarquable que les autres, non pas en raison des événements survenus, mais par la teneur du récit lui-même et de l’analyse par ce rescapé, un Américain nommé Steven Callahan, de ses propres émotions et réactions. En avril 1982, Steven Callahan fit naufrage, puis il dériva en radeau dans l’océan Atlantique, pendant 76 jours. Pendant ces longues semaines de dérive, il écrivit, sur un carnet de bord, le vécu de cette incroyable expérience. Le texte, publié quelques années plus tard (Callahan, 1986), est remarquable, au niveau du ressenti et de l’évocation des sensations, des émotions et des transformations psychologiques. Il est aussi remarquable par l’intelligence du raisonnement et de l’application de techniques psychologiques de survie. Très lucide, S. Callahan soulignait, lui-même, les risques de ce genre de récit. Le journal de bord était, pourtant, très précis, mais, écrivait-il, « je suis sûr que les descriptions sont souvent inaptes à communiquer le sens réel de ce qui s’est passé ». De même, il indiquait qu’il n’avait pu dire, tous les jours, ce qu’il vivait, car ce n’était, en fait, que souffrance et désespoir.
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Il fut récupéré le 21 avril 1982 par des pêcheurs, au large de Marie-Galante, en assez bonne forme. La question est évidente : comment a-t-il fait pour survivre à une telle situation extrême ? Son récit est extrêmement précis et émouvant. Contrairement à bien d’autres récits qui se concentrent sur les événements eux-mêmes, celui de Steven Callahan apporte des réponses essentielles sur la gestion psychologique des situations extrêmes.
Le traumatisme du naufrage
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Deux grands moments doivent être individualisés : le naufrage lui-même, traumatisme aigu intense, et la survie en radeau, traumatisme subaigu de longue durée.
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Tout commence par une course, la mini-transat, dont il prend le départ le 26 octobre 1981, à bord de Napoléon Solo. Une semaine plus tard, le 3 octobre, Steven Callahan se détourne vers La Corogne, après avoir subi le cyclone Irène et abandonne la course. Le 29 janvier 1982, il repart des Canaries pour traverser l’Atlantique. Le naufrage survient le 4 février 1982, à 450 milles au nord des îles du Cap-Vert. Steven Callahan est allongé dans sa bannette, quand, vers minuit, il ressent un énorme bruit, « une explosion assourdissante », sans pouvoir en identifier l’origine (sans doute une baleine, se dit-il). En quelques secondes, dans l’obscurité, il doit s’organiser et s’inscrire dans une démarche de survie. Son bateau se remplit d’eau en moins d’une minute et pointe rapidement l’avant dans l’eau ; le marin se retrouve mouillé jusqu’à la taille en moins de trente secondes, en pleine nuit. Après avoir récupéré, en toute urgence, le minimum de matériel de survie, il parvient à monter dans son radeau, habitacle d’1,68 m. de diamètre, conçu pour six personnes. La mer est agitée, avec des creux de 2 à 3 mètres.
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Sa description de la mise en état d’alerte est poignante de réalisme. Tout en agissant, il ressent physiquement les effets de la décharge salutaire d’adrénaline, qui fait de son cœur « un marteau-pilon qui cogne » et qui lui « coupe le souffle ». Les sensations physiques sont très intenses : « mon cerveau se bat avec mes membres pour réussir à respirer ». Le corps et l’esprit sont en lutte conjointe pour la survie : « des pensées m’assaillent comme des échos dans une caverne ». Il note l’intensité de l’événement, frisant, par moments, la confusion, comme « si un groupe de gens bavardaient à l’intérieur de mon crâne ». Tous ses sens sont sur le pied de guerre : « mes instincts et mon entraînement ont guidé mes gestes pour la survie, mais maintenant, comme j’ai un moment pour réfléchir, tout l’impact de l’accident bat dans ma tête. Jamais tous mes sens n’ont paru si aiguisés. Mes émotions sont dans une confusion incompréhensible ». Il pense à la mort, à son radeau de survie, et se rend bien compte de l’importance de se contrôler : « je ne veux pas que le flot d’adrénaline qui me submerge rende mon activité confuse et inefficace ». Il se parle, se convainc de ne pas céder à l’inertie : « concentre-toi, me dis-je, concentre-toi et bouge ». Après avoir pu contrôler l’intensité de cette phase de survie aiguë, il parvient à planifier chaque mouvement et chaque priorité.
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Au petit matin, il constate que son bateau a sombré, emportant avec lui ses vivres et son matériel. Il lui reste quelques couteaux, fourchettes et lignes de pêche, une carte, un crayon, des fusées de détresse et une balise radio émettant sur la fréquence aviation.
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L’anxiété monte à l’évocation de sa situation et de la grande distance des côtes. Il décide de ne pas y penser et de faire « des plans pour le jour même ». Il ressent profondément l’angoisse, la peur, des émotions contrastées, comme l’espoir et l’absence d’espoir ; tous ces « sentiments se sont agglomérés en une immense boule d’une confusion inextricable […] Je me sens comme si l’on avait ôté une à une toutes les couches de protection autour de mes nerfs jusqu’à ce qu’ils soient complètement à nu. »
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Dans cette situation d’urgence, le marin n’a que quelques secondes pour agir, et la réflexion ne peut reposer que sur des automatismes correspondant à l’expérience de l’individu, mais également à la manière particulière de traitement des informations par l’homme, dit heuristique, qui s’oppose au traitement dit algorithmique des programmes informatiques (Houdé, 1995). L’être humain raisonne et décide selon cette démarche heuristique, qui repose sur la probabilité de réussite plausible, alors que l’ordinateur va analyser toutes les situations et a, donc, peu de risque d’erreur. Dans le processus heuristique, l’individu peut, par exemple, avoir recours à une situation similaire antérieure, pour résoudre le problème actuel. Le processus est ainsi moins coûteux en énergie, mais potentiellement source d’erreurs. Les processus heuristiques sont à peine conscients et pratiquement automatiques. C’est dire si l’expérience et l’apprentissage sont des notions fondamentales, quand l’individu n’a pas le temps suffisant pour réfléchir et se doit d’agir dans l’urgence. Le cas du naufrage est, à ce titre, un modèle : il est imprévisible, demande une réaction et des décisions immédiates, et se réalise dans un contexte d’urgence vitale potentiellement source de panique, et des conditions d’environnement souvent extrêmes (tempête, début de noyade, instabilité totale…) Très souvent, le futur naufragé a quelques minutes pour réfléchir, préparer son matériel de survie. Il n’a en tout cas, pas le temps de se permettre de déclencher un processus de réflexion méthodique.
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Ce moment aigu est particulièrement éprouvant en soi et représente une rupture. Comme le soulignent Crocq, Doutheau, Louville et Cremniter (1998), la catastrophe provoque une altération « dans le fonctionnement des réseaux qui assurent la vie de la société : réseau de production-distribution d’énergie, d’eau potable, de nourriture, de soins médicaux, de circulation des biens et des personnes, d’information-communication, etc. Dans toute catastrophe, par-delà les atteintes individuelles, c’est la société dans son ensemble, dans sa physiologie de grand organisme, qui est frappée, à l’échelon de son organisation et de sa vie collective. Et, d’ailleurs, chaque individu est frappé, non seulement dans son “moi personnel ”, original et singulier, mais aussi dans son sentiment d’appartenance à la communauté, dans son “moi social ” ».
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En effet, le naufrage réalise une discontinuité temporelle pour l’individu. Une des spécificités du naufrage se situe au niveau de la disparition brutale et souvent totale des éléments de la catastrophe. Au contraire d’un événement terrestre, le naufrage s’accompagne de la disparition du bateau, de cette enveloppe protectrice rassurante et fragile, dont il ne reste plus trace. La scène se matérialise par l’engloutissement du navire : « La scène même du drame disparaît : elle n’a plus de trace que dans la profondeur de la mémoire et dans l’épave engloutie qui lui doit une part de sa fascination » (Force, Raoul, Delage, 1986). La mer engloutit tout. Rien, il ne reste plus rien, si ce n’est quelques vestiges du désastre ; c’est le néant… « L’abandon, précisent Raoul, Force et Delage (1988), confronte à la désillusion d’un objet fantasmatiquement tout puissant qui vient de faire la preuve de son insuffisance ».
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Seul dans son précaire radeau, le naufragé éprouve le sentiment d’être perdu, sans histoire, sans bagages, sans lien avec cet environnement que, pourtant, il connaît a priori bien, mais qui est, maintenant, devenu un autre, un espace hostile, agressif, potentiellement mortel. Cette situation aiguë réalise une expérience de crise, dont le principal caractère est la rupture et le sentiment de ne plus exister pour autrui.
Premiers jours en radeau de survie
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Steven Callahan se retrouve, ainsi, à bord d’un radeau d’1,68 m de diamètre, bien équipé, heureusement, avec en plus un sac personnel de survie.
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Les quinze premiers jours sont marqués par la phase d’adaptation et de découverte de cette nouvelle vie. Il vit chaque instant intensément, au jour le jour, et chaque moment est potentiellement celui de la mort ou celui du sauvetage.
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L’adaptation au temps est très difficile au départ, et dès la 30e heure, il note que la nuit à venir sera « d’éternité » ; au 3e jour, « il y a une éternité entre le déclic de chaque seconde ». Le temps paraît figé, tant il est ralenti, ce qui lui fait dire, au 10e jour, « que rien ne semble avoir un futur et, le lendemain, que chaque journée s’écoule comme une éternité de désespoir ». De surcroît, il subit la tempête les trois premiers jours, souffre d’hypothermie, voit des centaines de furoncles apparaître dès le 3e jour et découvre, ce même jour, des fuites dans son radeau. Au même moment, il subit la présence angoissante d’un requin, qui va le harceler plusieurs jours et l’attaquer au 12e jour, mordant dans les poches du radeau et soulevant son habitacle. L’idée de mort est omniprésente et il doit se lever de son « lit de mort » pour effectuer les réparations. Il se sent désespéré, mais entreprend, tout de même, de rédiger un rapport de navigation et un journal. Cependant, il survit, ne lâche pas complètement, et, par moments, semble essayer de relativiser : « Le désespoir me rend agité. Je veux crier. Je me réprimande. “Retiens-toi. Contrôle-toi. Tu ne peux pas te payer le luxe de perdre de l’eau en pleurant ”. Je me mords les lèvres, ferme les yeux, et pleure en moi-même. La survie ! Concentre-toi sur la survie. »
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La lecture du récit dévoile une alternance émotionnelle entre des instants de profond découragement et d’autres, où l’homme se ressaisit et met en route le début d’une démarche de survie. Tout se joue à ce moment-là. L’histoire des survies de ce type (Guillerm, 2004a) retrouve d’autres exemples où, dès le départ, les naufragés ne mettent en place aucune stratégie de survie et se laissent aller, attendant, inertes, une solution miraculeuse de secours. Les naufragés de laMarie-Jeanne, en 1953, moururent d’inertie, d’attente, d’apragmatisme (Maniguet,1989). Les marins de la Goulette, en 1987, ne firent jamais face à une simple avarie de moteur à bord d’un voilier en bon état et riche d’éléments de survie, mais attendirent aussi, se décourageant d’emblée, eux aussi en attente, comptant plus sur une intervention extérieure (Guichard, 2000). Un d’entre eux en mourut, de passivité. Tous avaient une attitude de contrôle externe, c’est-à-dire d’attente d’une intervention extérieure, ceci incluant l’attitude de prière et d’intervention divine. Ce ne fut pas le cas de Steven Callahan.
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À ce stade des premiers quinze jours, tout peut basculer et la pire attitude cognitive est celle de la dépendance extérieure, celle qui amène l’individu à interpréter la situation comme désespérée en absence de toute intervention externe. « La solution est en nous », affirme Maniguet (1988), spécialiste de la gestion des situations extrêmes. C’est bien ce que dût se dire Steven Callahan à ce moment-là.
Évaluation et perception de la contrôlabilité
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Selon le modèle de Lazarus (1966), l’adaptation à une situation stressante commence par une évaluation de la situation, décomposée en deux temps. L’évaluation primaire est celle de la menace : elle est, évidemment, assez uniforme dans ce contexte et les éléments stresseurs ne peuvent guère être omis, au mieux sous-évalués. Des individus pourraient surévaluer certains éléments et se focaliser dessus, pour en ignorer d’autres, au risque qu’il s’agisse d’éléments fondamentaux pour la survie.
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L’évaluation secondaire est, en revanche, un concept plus opérant ici : face à cette menace évidente, quelles sont mes capacités de réaction et à faire face ? Le concept de « contrôle perçu » est assez équivalent.
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L’impression d’incontrôlabilité est légitime lors des moments aigus du naufrage, mais, également, dans la survie en radeau, pouvant générer découragement et résignation. Quand les facteurs incontrôlables se répètent, l’individu s’épuise et diminue, à long terme, ses capacités à exécuter correctement des performances cognitives. De nombreuses recherches ont montré l’importance de l’information et des connaissances pour limiter l’impact d’un stress. Cette stratégie est utilisée par les militaires, afin de donner aux soldats l’impression qu’ils contrôlent une situation (information sur les processus de stress, sur les missions…). On peut imaginer l’importance, pour un naufragé, de posséder des informations sur la gestion de ce genre de situation, mais également de connaître l’existence d’autres histoires de naufragés… Steven Callahan souligne l’influence qu’a eu, pour lui, la lecture du manuel de survie rédigé par un autre naufragé, Dougal Robertson (1973). Elle est également un des intérêts fondamentaux de l’expérience, de l’entraînement, de l’apprentissage, voire du sur-apprentissage.
Les comportements et cognitions « dangereux » du naufragé à la dérive
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Dans tous les cas, le naufragé doit essayer de limiter la survenue de certains comportements ou de pensées potentiellement dangereux. Classiquement, ce sont les risques de panique, de précipitation de décision, d’agressivité envers autrui, mais, surtout, dans le cadre d’un radeau de survie, de comportements de passivité et d’apragmatisme. La résignation et le défaitisme sont les comportements et pensées les plus dangereux dans cette situation. On peut mourir d’inhibition à quelques mètres de réserve d’eau, comme ce fut le cas avec la Goulette. Steven Callahan aurait pu, lui aussi, mourir tout à côté de solutions, qui ne demandaient qu’à être décelées. L’attitude cognitive la plus adaptée est celle d’un certain optimisme, reposant, en partie, sur le concept de contrôle interne. Cela ne s’improvise malheureusement pas et est, plutôt, le reflet de l’existence antérieure de l’individu, mais, également, de l’expérience et de l’apprentissage du marin. Le métier de marin est un mélange d’expérience et de culture maritime. L’objectif n’est sûrement pas d’éviter totalement la panique, le désespoir, l’inhibition ou l’agressivité, mais de les limiter dans leur intensité, leur durée et leur fréquence. Même chez les rescapés, ces comportements sont, cependant, assez souvent notés à certains moments de la survie.
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D’autre part, l’objectif n’est pas nécessairement d’être congruent avec la réalité, mais d’établir un mode de pensée adapté à la survie. C’est certainement une des raisons qui expliquent la grande différence de survie selon les naufrages.
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Ainsi, Steven Callahan dut lutter contre la panique et les fortes angoisses lors du naufrage, puis contre le désespoir, le découragement et la résignation. Ces moments s’associent à des cognitions du style : « Je ne me contrôle plus. Je hurle : j’en ai rien à foutre d’être raisonnable ! J’ai faim, j’ai mal, je suis fatigué et j’ai peur. J’ai envie de pleurer ». Si elles devenaient trop fréquentes et venaient dominer le style cognitif global, elles seraient, alors, très dangereuses et potentiellement mortelles, engendrant, comme chez bien d’autres naufragés, l’inhibition, l’apragmatisme et la résignation.
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Toutes ces émotions apparurent, bien évidemment, et c’est la manière de réaction psychologique de cet homme, qui fut déterminante. Les cognitions, liées à ce type de situation, sont teintées de peur, de défaitisme, de découragement, et peuvent être le fruit d’interprétations négatives, certes, souvent réalistes, mais potentiellement mortelles. Dans les moments difficiles, il sut réagir et, surtout, changer son état d’esprit, chercher des solutions et corriger, par moments, les pensées négatives récurrentes.
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Comme dans toute survie en radeau, la tâche est rendue éminemment ardue par les conditions de vie, l’isolement, les dangers incessants (conditions de mer, requins, dégonflement du radeau…) et, également, point très important, la durée de l’expérience, qui altère souvent profondément les capacités de réflexion et de jugement.
Des stratégies centrées sur le comportement aux techniques de distraction
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La contrôlabilité d’une telle situation est, bien souvent, très faible, car l’individu ne peut guère agir sur son environnement. Il n’en reste pas moins vrai que le naufragé aura tout à gagner à être imaginatif et créatif. Ainsi, recréer un rythme de journée fut salutaire dans de nombreux exemples de survies en radeau. Steven Callahan fut également créatif.
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Quand ce n’est pas le cas, le naufragé doit apprendre à gérer ses émotions et cette aptitude repose, avant tout, sur des capacités imaginatives, que ne possèdent pas tous les individus. Ce sont des stratégies de distraction de pensée, utilisant les capacités de rêveries et d’imagerie mentale, parfois proches de l’inspiration hypnotique : rêves éveillés, pensées affectives ramenant l’individu dans son environnement antérieur, pensées projectives, amenant le sujet à s’évader dans des projets même utopiques. Cette imagination vers le futur est extrêmement efficace sur le vécu émotionnel de l’individu, sans doute moins douloureuse que les pensées affectives, qui replacent le sujet dans sa famille, par exemple. Qu’importe la réalisation future de ces projets, ce qui compte est la création de cet espace psychique intérieur très imaginatif, avec visualisation, souvent précise, des éléments évoqués.
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Steven Callahan utilisa ces différentes recettes, bien spontanément, à moins qu’il n’eût trouvé l’inspiration dans le manuel de survie de Dougal Robertson, qu’il dit avoir régulièrement feuilleté. Dès le troisième jour, il utilisa la distraction de pensée, à la fois en se remémorant son passé et en se projetant dans l’avenir, pour lutter contre le désespoir : « Ma vie repasse constamment devant mes yeux, avec un luxe de détails embrouillés, comme un film de série B projeté trop souvent. J’essaye d’orienter mes pensées vers ce que j’ai l’intention de faire si je suis sauvé […] Je rêve de projets futurs, d’être chez moi, de dessiner un bateau, un radeau de survie, de faire de plantureux et joyeux repas ; tout cela soulage mon désespoir. Mais le désir de rêver persiste, c’est mon seul soulagement […] Rêves, idées et projets ne sont pas seulement une fuite, ils me donnent un but auquel me raccrocher, une raison de continuer. »
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Il se dit avoir toujours été rêveur dans l’enfance et y a souvent eu recours par la suite : « J’abaisse le pont-levis qui mène aux souvenirs d’enfance. » Il se revoit avec ses soldats de plomb, visualise les pièces de son enfance.
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Le reste du temps, Steven Callahan essaie de se divertir l’esprit, réfléchit à des idées de bateaux ou de radeaux de survie, décide d’ouvrir une auberge, s’imagine courtier dans un marché à terme et essaie au maximum de s’activer, seule façon d’éloigner ses angoisses : « Je voudrais enterrer ma peur, mais c’est difficile, lorsqu’il n’y a pas d’activité pour la cacher. » Dans le même domaine, il pouvait passer des heures à refaire des calculs et évaluer ses chances de survie, pour s’occuper l’esprit.
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Au 11e jour, il rêve de son sauvetage : « Des images courent dans ma tête : je suis recueilli par un bateau, ou étendu dans l’herbe verte et fraîche au bord de l’étang, près de la maison de mes parents. » Quand il parvient à dormir, il rêve « d’un lieu où l’anxiété n’existe pas ». L’évasion de sa pensée, soit en rêveries réelles, soit en simples évocations d’éléments du passé, de personnages familiaux ou de projets, ponctue le récit très régulièrement. Ainsi, au 30e jour, il pense à un pique-nique qu’il organisera à son retour pour ses amis et sa famille, avec « un barbecue de brontosaures, des arbres de salades et des collines de crème glacée. »
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La monotonie et l’ennui sont deux ennemis terribles et les pensées peuvent, parfois, atténuer leur impact. Il faudra cependant que le naufragé parvienne à mesurer la juste distance entre rêveries et réalité afin de préserver toutes ses chances de survie. L’objectif est en fait de trouver la juste distance qui permet de moins souffrir par ces pensées distractives et de ne pas oublier la réalité et ses exigences : « Arrête. Tu n’en es pas là. Tu es ici, au purgatoire. Ne te donne pas à toi-même de faux espoirs. Pense à la survie. »
Pionnier des stratégies cognitives alternatives
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Bien qu’il soit difficile de se fier complètement au récit, Steven Callahan semble avoir combattu assez rapidement les nombreuses cognitions et émotions liées à cette situation extrême et l’on retrouve, presque constamment, dans son récit, un cheminement identique, venant contrecarrer systématiquement l’apparition de l’angoisse ou du désespoir. Sans le savoir, Steven Callahan se comporta en véritable cognitiviste et appliqua, avec efficacité, la technique de stratégie alternative utilisée en thérapie cognitivo-comportementale.
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Il évoque, dans son récit, une vision très proche de ce que l’on appelle « spirale panique » en thérapie cognitivo-comportementale : l’existence d’une interaction entre les émotions (anxiété), les sensations physiques (douleurs, tachycardie, sueurs…) et l’interprétation cognitive de la situation. D’une manière plus générale, il décrit, avec son moi rationnel, un équivalent de ce que l’on appelle cognitions alternatives. Steven Callahan a eu l’idée de séparer ses notes en deux catégories : d’un côté, les événements, de l’autre, les idées, c’est-à-dire ce qu’il a pensé et ressenti au sujet des événements.
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Le plus étonnant est, sans doute, la description que fait Callahan de ce vécu. Il divise son moi en trois parties : le moi physique, le moi émotionnel et le moi rationnel ; autrement dit, les sensations physiques, les émotions et les cognitions. À tort, bien sûr, il se compare à un schizophrène : « Souvent, en m’éloignant des côtes, je me suis retrouvé quelque peu schizophrène, sans problème de fonctionnement pourtant. Je me vois séparé en trois parties fondamentales : physique, émotionnelle et rationnelle. Il est fréquent pour des navigateurs solitaires de se parler à eux-mêmes, en cherchant une autre opinion sur la manière de traiter un problème. Vous essayez de penser comme si vous étiez une autre personne, pour obtenir une perspective nouvelle vous amenant à une action positive. » Le moi rationnel tend à contrôler les émotions liées à la situation, dans la mesure du possible. Il s’agit d’une prémisse à la stratégie de cognition alternative.
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Il note l’interaction entre ces trois dimensions : l’influence de ses sensations physiques (douleurs, souffrances, épuisement…) sur ses émotions (anxiété, découragement, panique…), et les tentatives d’une autre dimension, pour essayer de corriger les émotions pénibles : la dimension rationnelle. Quand un danger survient, écrit-il au 11e jour, « mon moi émotionnel ressent de la peur et mon moi physique de la douleur. Instinctivement, je compte sur mon moi rationnel pour maîtriser la peur et la douleur. Cette tendance s’accroît avec la durée du voyage. Entre mon moi rationnel aux commandes, mon moi émotionnel effrayé et mon moi physique vulnérable, les rapports deviennent de plus en plus étroits. C’est sur l’espoir, les rêves et les plaisanteries cyniques que s’appuie ma logique de commandement pour relâcher la tension dans le reste de mon être. »
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Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une dissociation psychotique de son moi et ce troisième moi représente, en fait, la capacité humaine à réfléchir sur son fonctionnement et à essayer de modifier l’interprétation que nous pouvons en avoir. Cette modification des cognitions fait référence au concept de traitement de l’information. Pour ce faire, Steven Callahan utilise, à certains moments, une image, comme nous pouvons le faire régulièrement avec nos patients : essayer de se décentrer de sa propre personne en imaginant ce qu’un autre aurait pu penser à notre place et ainsi se donner la possibilité d’entrevoir une autre manière d’analyser et de penser.
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L’évolution de ce qu’il appelle ses « moi » ne va pas, bien entendu, rester figée durant cette longue survie et l’emprise des uns et des autres fluctue. Le moi rationnel semble, ainsi, inefficace vers le 25e jour : « il devient de plus en plus évident que dans le monde de la survie, mon moi physique et mes instincts sont les maîtres du jeu, fouettant toutes mes réalités pour les imposer et contrôler leurs transformations. »
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Ainsi, dans son récit rétrospectif, il semble utiliser par moments une démarche cognitive de gestion de ses émotions, qui, chez le naufragé, sont de l’ordre du découragement, du désespoir, du pessimisme ou encore du laisser-aller potentiellement mortel. Il tente de ne plus subir ses pensées et de les corriger, un peu comme peut le faire un patient, traité en thérapie comportementale et cognitive, analyser ses pensées (ou cognitions) et essayer de les modifier, chercher d’autres pensées.
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Théoriquement applicable en milieu terrien normal, l’entreprise est tout autre ici et témoigne déjà d’une très grande force morale et d’une grande confiance en soi. Elle n’est pourtant que le seul moyen de faire face : agir et non plus subir. Ainsi, note-t-il au 17e jour : « je tente de calmer mes frustrations en me disant : “tu fais le mieux possible. Tu ne peux faire seulement que du mieux que tu peux ” ». Au bout de trois semaines, il note qu’il ne pense plus « si je rentre à la maison », mais « lorsque je serai à la maison ». Il se dit souvent « tu fais de ton mieux ». Ses échecs ou ses déceptions, par exemple pour la pêche, sont gérées avec la pensée : « l’important est de rester calme […] Ne te presse pas. Fais-la bien. Tu peux pêcher demain ! » Il se dit aussi que « l’important est de rester calme ». Au 30e jour, il subit un coup de vent, son radeau est renversé deux fois et il n’arrive plus à se contrôler. Il en veut au vent et à l’océan, les maudit, alors qu’une « seconde voix » le réprimande et lui dit : « arrête d’agir comme un enfant ». Puis, quelques minutes après, « le feu en moi se calme ».
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Cette séquence est, sans doute, bien plus réelle que l’impression de gestion cognitive durable. L’expérience est, en fait, constituée généralement de cette alternance entre des périodes extrêmement difficiles, accentuées par les événements de mer (requin, tempête, fuite dans le radeau, furoncles, soif, chaleur…) et de quelques périodes de relativisation des problèmes, souvent brèves, mais indispensables dans les moments aigus de la survie surtout quand des décisions sont nécessaires.
La résignation positive
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Malgré tout, les tentatives de gestion personnelle des émotions pénibles ne peuvent réellement être efficaces que si elles s’accompagnent d’un changement d’état d’esprit et d’un changement global d’interprétation cognitive.
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C’est ce qui se passa avec Steven Callahan. Il intitula cette démarche « Tisser un monde ».
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Vers le 17e jour, se situe une phase importante de cette aventure, avec un changement cognitif d’analyse de sa situation.
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De la même façon que ce phénomène se produisit chez Robertson (1973), il décide de ne plus subir et de prendre en main la situation. C’est un grand moment pour lui, car il choisit de se réapproprier la direction des événements. Il s’agit plus du sentiment de contrôle d’une situation que de la réalité de cette maîtrise, mais cette dimension est d’une grande importance cognitive : c’est comme s’il venait d’accepter son statut en considérant qu’il s’agit d’une « vie nouvelle », la vie du survivant, et qu’il faut l’accepter pour s’en sortir. Il n’y a qu’en endossant le statut de survivant, avec toute la signification très forte des mots, que l’individu peut décider et réfléchir positivement et activement. L’objectif principal est, sans doute, de ne plus subir autant, comme le font les naufragés, il est vrai dans une situation paraissant légitimement sans solution. « Une chose est claire, précise Callahan au 17e jour. Impossible de compter sur les autres pour me sauver. Je dois y arriver par moi-même. » Il change alors sa manière de vivre les événements, essayant de se rationaliser et de favoriser son moi rationnel. Il y parvient, tout en se décourageant à d’autres moments.
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La gestion personnelle de son hygiène de vie est une dimension équivalente. Par exemple, la relaxation qu’il utilisa à certains moments. Il paraît dérisoire de penser que la relaxation pourrait se montrer utile dans ce genre de situation, mais Callahan signale qu’il utilisa fréquemment les techniques de yoga (au petit matin, le soir ou la nuit) dans des moments difficiles, en particulier pour traiter, avec efficacité, des hémorroïdes à la fin du premier mois. Au bout de quatre jours, les hémorroïdes dégonflèrent. Il abandonna ensuite la technique pour y revenir vers la fin de son voyage. Il utilisa des exercices de yoga modifiés, adaptés au manque de place et aux positions (se tourner, se plier, se cambrer, s’étirer…)
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Quand le naufragé est solitaire, la seule solution est, pour lui, d’essayer de construire un espace transitionnel, « lieu où s’élabore l’expérience d’être en rupture de quelque chose » (Kaës, 1979), en créant une néo-culture, celle du naufragé acceptant son sort, créant un cadre de vie, instituant ses activités et son mode de vie ; en quelque sorte, se créant une nouvelle identité. Cette transitionnalité est l’aménagement d’une expérience de rupture dans la continuité. C’est ce que fit Steven Callahan, en adoptant, au bout de quelques jours, un nouveau mode de vie, fondé sur l’acceptation positive de son sort, se créant des règles de vie, imaginant même un espace architectural à son radeau, et essayant de conserver, au maximum, un lien, par les pensées, avec son environnement antérieur, en particulier affectif. Ainsi, il matérialisa divers endroits dans son radeau, comme s’il s’agissait d’une maison, avec, en particulier, ce qu’il appelle sa « boucherie », où il dépèce les poissons pêchés. Au 46e jour, son discours est devenu celui d’un habitant de la mer : « À présent, l’habitat dans lequel je vis, “cité du petit-Canard ”, est devenu un faubourg de bon voisinage. Les poissons et moi sommes entre intimes, je peux bavarder avec chacun d’entre eux en privé, répandre rumeurs et ragots […] J’adore mes petits compagnons et leur toute petite cité. Pas de tracas de politique, d’ambition ou d’hostilité. Une vie simple, sans mystère, sans inquiétude. »
Aux limites de la réalité
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La gestion des moments stressants n’est, cependant, qu’une petite parcelle du vécu de ce genre de situation. Elle est l’élément fondamental pour lutter et éviter de subir les événements. Cependant, le vécu personnel et intime du naufragé en survie prolongée est teinté de transformations psychologiques profondes, liées à la solitude, l’isolement de toute civilisation humaine, les souffrances physiques insoutenables et la mort, qui rôde incessamment autour du radeau. Une des principales variables transformée est la perception des sensations, qu’il s’agisse des cinq sens (vision réduite, couleurs uniformes, bruits incessants, odeurs acerbes…), mais également de la dimension temporelle.
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Assez rapidement, la perception temporelle se transforme. Au 4e jour, il note : « C’est trop long, beaucoup trop long ». Au 6e jour : « Rien ne semble avoir un futur ». Seul, dans un radeau, isolé de tout, confronté au seul spectacle de l’océan, les limites avec la réalité commencent, au bout de 15 jours, à lui poser des problèmes : « je suis devenu à la fois réel et rêve. Je vois maintenant beaucoup de mondes qui m’environnent : le passé, le présent et le futur ». Impression notable, il essaie de se dire que le seul temps touché par ses souffrances est le temps présent et que les deux autres sont « intouchables, solidement à l’abri de tout emprisonnement », lui permettant ainsi de s’y projeter en rêve. Les temps passé et futur sont devenus les refuges de celui qui souffre au temps présent : « je veux désespérément les garder exempts de souffrance, de dépression, afin de pouvoir m’enfuir vers eux chaque fois que je le souhaite ».
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Malgré les souffrances, le spectacle de l’océan est source de sentiments contrastés et le sentiment océanique semble, par moments, envahir ses pensées, face au « déploiement des merveilles de la nature » : daurades acrobates, ballets de nuages blancs duveteux, couchers de soleil flamboyants et tourbillonnants, milliers de galaxies scintillantes… « C’est une beauté cernée par un peur affreuse » ; au 15e jour, « c’est une vue du ciel depuis un fauteuil de l’enfer ».
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La période des 30 jours retrouve des sensations sensorielles et spirituelles encore plus nettes, avec des impressions de dépersonnalisation, des rêves et des hallucinations de nourriture, un sentiment océanique fort, l’impression d’une communion spirituelle et presque mystique avec la nature (« je vois le visage de dieu dans les vagues lisses, des bandes de lumière, tels des rayons du Christ… »).
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Au 40e jour, il compare sa vie à un jeu de poker entre lui et la mort : « J’imagine deux joueurs de poker au visage de marbre lançant des piles de jetons. L’un s’appelle repêchage. L’autre, la mort. Le jeu grossit de plus en plus. La pile de jetons est aussi haute qu’une pomme, aussi grosse qu’un radeau. Bientôt, il y aura un gagnant… ».
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Les conditions de vie deviennent de plus en plus difficiles : avec la tempête, il se dit : « autant essayer de dormir dans une auto-tamponneuse ». Comme pour tous les naufragés, le sommeil est très perturbé, avec des tranches horaires assez courtes, d’une heure au 42e jour, par exemple. Il doit sans cesse rester ancré dans la réalité, face à des images régressives inquiétantes (avec fantasmes de dévoration) ou même des hallucinations : son radeau « est devenu une créature de la mer, avec une grande bouche et une langue pendant décharnée. Je me balance à l’intérieur comme une amygdale fragile ». Au 46e jour, il note être harcelé par deux chansons des Beatles, il rêve de nourriture avec, parfois, des hallucinations olfactives ; un peu plus tard, il a le sentiment répété que quelqu’un l’accompagne, comme le notent souvent d’autres naufragés, d’ailleurs : « Lorsque je m’assoupis, mon compagnon m’assure qu’il fera le quart ou travaillera à quelque chose. Parfois, je me souviens de conversations, de confidences, de conseils que nous avons échangés. »
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Ces troubles de perception de la réalité sont couramment décrits lors des survies en radeau, mais également lors des survies en situation extrême. Roustang (1990) évoque ainsi, le vécu de deux militants uruguayens torturés par la dictature, reprenant à ce sujet le récit de Marcelo et Maren Vinar (1989). Le vécu de ces deux hommes, soumis à des conditions de survie inhumaines, fut totalement différent et c’est ce qui intrigua Roustang. Un d’entre eux parvint à résister au discours pervers de ses tortionnaires et à échapper à la pesanteur de leur présence, en hallucinant des amis soumis, comme lui, à la torture, et en se replaçant, comme Steven Callahan finalement, dans son environnement habituel : «Au contraire ce qui apparaît à Pepe, c’est son bistro habituel ; le patron, comme toujours, lui cause, nonchalamment, et lui sert de la bière fraîche ; ils entretiennent un dialogue qu’il se rappelle bien. Plus tard, peut-être quelques jours plus après, Pepe voit arriver ses amis et ses camarades militants. Un à un, ils viennent passer l’examen de torture avec lui. L’ambiance est gaie ; la douleur a disparu, il s’agit vraiment d’un examen, comme à la faculté ». Roustang évoque la déshumanisation du corps torturé, devenu un pur système neuro-végétatif : « Tout ce qui animait ce corps en tant qu’humain n’a pu continuer à se fondre en lui, puisque, déshumanisé, il est devenu un pur système neuro-végétatif ; ce qui animait ce corps en tant qu’humain s’en est échappé et a dû trouver refuge dans l’hallucination ». L’autre homme, nommé Pedro, ne parvint pas à cette dimension. Roustang propose une explication, extrêmement importante pour la compréhension de la résistance aux situations extrêmes : la différence entre ces deux hommes vient de leur mode de vie et de culture antérieur. Pepe était un militant de terrain et connaissait la souffrance ; il parvint à s’entourer de la présence hallucinatoire de ses amis « comme on est entouré d’un corps, que l’on pourrait nommer […] le corps social ». Pedro, lui, était « un naïf, un romantique, un idéologue, se distinguant radicalement de celui qui vit dans sa chair le destin de son peuple ; son action militante n’était pas le prolongement naturel de la vie de relation avec les proches ou les plus lointains, tous reliés entre eux par de la chair, des souffrances, des souvenirs, des récits, bref, tout ce qui fonde une culture ». Pour Pedro, « les images, les récits, les aspirations n’avaient pas véritablement impressionné son corps physique pour en faire un corps social. Il ne disposait pas de ce qui fait qu’un militant politique pose des actes qui sont le prolongement de ses liens de chair. » Finalement, c’est peut-être le même phénomène qui est en jeu dans les résistances incroyables de certains marins à la dérive : leur forte identification à une culture maritime, qu’ils ont réellement vécue, dans la souffrance, la solidarité et la patience, et non simplement une identification idéalisée, qui serait alors incapable de fournir cet étayage de corps social fantasmé, substitut possible d’un corps somatique meurtri et abrasé par les éléments.
Une démarche salutaire de résolution de problème
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Le 43e jour, Steven Callahan réussit à harponner une grosse daurade, mais celle-ci se débat et brise la flèche, ouvrant une brèche de 10 cm dans le tissu du canot. Un des côtés du radeau se dégonfle, situation extrême du naufragé : commence alors la période sans doute la plus dure et la plus génératrice de découragement. La mort est proche s’il ne fait rien : « Alors, j’ai vraiment cru ma dernière heure arrivée […] Je sentais ma fin proche. Trop, c’est trop… Malgré tout, j’essayais de maintenir gonflé le compartiment percé, mais je savais que c’était une bataille perdue. » Il passe des heures à combler les fissures, à regonfler le radeau, alors qu’un requin le harcèle et que le niveau d’eau monte. Six jours plus tard, il est toujours assis dans l’eau, la pièce lâche, le radeau ressemble à un hamac retourné, il dort très peu. Heureusement, la mer se calme et lui laisse un peu de répit, et aussi la place à une meilleure gestion de ses pensées. Il écrit ce qu’il se disait alors : « Tu es sur le chemin de la maison maintenant, ne te relâche pas, pousse la vitesse. Faut bouger, même si tu te fais percer la peau davantage, faut avancer […] Faut t’accrocher et résister. Il craint que la réparation ne tienne pas : pas de panique. Pas de panique », se dit-il, essayant de rêver à sa famille, imaginant qu’il l’a réunie pour un pique-nique et essaie de les prendre en photo. Cinq jours plus tard, la pièce se défait, alors qu’il souffre de multiples plaies suppurées, qu’il dort moins de quatre heures par nuit, travaille sans arrêt : « la panique me prend. Faut l’arrêter ! Il faut que je la ferme hermétiquement ! Je ne peux pas. Bras trop las pour bouger. Tais-toi. Il faut. Pas le choix, bouge, les bras, allez, bouge ! »
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Il est épuisé, ressent des spasmes lancinants, des douleurs, des crampes convulsives ; il s’effondre, ne peux plus bouger, sanglote, respire péniblement, ne peux plus lutter et finit par souhaiter la mort : « viens, il est temps », écrit-il au 51e jour.
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Pendant des heures, la vie et la mort semblent se battre tous les deux sur la même proie. Il sent qu’il va mourir, tout en se disant qu’il ne peut lâcher, pour, ensuite, à nouveau souhaiter mourir.
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Son récit insiste alors, sur la démarche cognitive salutaire face au désespoir. Il commence par se stimuler, à la manière Coué, se disant, avec une certaine violence, « Arrête de rouspéter, Ressaisis-toi, Arrête ces pleurnicheries ! » Puis, il semble chercher de bonnes raisons d’y croire encore. Il commence par chercher des éléments positifs (« Tu t’en es tiré pour l’instant, il reste peut-être encore une chance »), cherche à repousser l’idée de la mort (« mourir sans laisser de trace »), et finit par se dire : « Fais le tour du problème. Utilise ce que tu as appris ».
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Ce qu’il fait, au prix d’efforts coûteux : « Et puis zut ! Concentre-toi. D’accord, vieux problème : le tampon qui sort. Résolu en le cousant à l’intérieur. Problème actuel : les attaches se défont. Je dois les maintenir. Quel équipement ai-je ?… »
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De fil en aiguille, il élabore différentes solutions, après avoir posé les questions du problème. En particulier, il fait un inventaire de tous les éléments matériels dont il dispose… Et puis, après avoir examiné le problème sous tous ses angles, la lueur survient, quand il se rend compte qu’il possède une fourchette. Elle va le sauver : « La fourchette ! Bien sûr ! Espèce d’idiot ! La fourchette… ». L’espoir revient alors en un instant, aussi impressionnant que l’était le désespoir total. « L’adrénaline commence à envahir mes veines. Comme par magie, la force me vient […] J’attends, je réfléchis. Éveillé la nuit, étendu, je fais des plans. Je considère chaque détail, chaque éventualité et ses conséquences possibles ». Il note, quelques heures plus tard, que la mort lui avait paru aussi inéluctable que le jour du naufrage, qu’il a en fait été deux fois en enfer, mais qu’il en est revenu. Il se lève alors, face au vent : « dis à la Cruelle Faucheuse d’aller se faire voir ailleurs. »
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Il appliqua en partie les éléments fondamentaux de la démarche de résolution de problème, malgré les conditions extrêmes, qui limitent, de manière importante, la réflexion. De plus, n’oublions pas que la routine et la monotonie du séjour en radeau tendent à diminuer la recherche de solutions, de la même façon qu’à terre, nous pouvons passer des dizaines de fois devant une solution sans la regarder, car elle paraît trop évidente.
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Il est manifeste que sa réaction dans ce moment extrêmement critique, à un tel niveau d’épuisement, témoigne d’une force psychologique hors du commun, mais, également, de l’existence d’un niveau intellectuel particulier. Les auteurs, travaillant sur le sujet de la survie, soulignent régulièrement l’importance du niveau intellectuel des individus rescapés, et il semble que ceci se confirme avec Steven Callahan. Pour ceux qui ont pu le rencontrer après, Steven Callahan est un individu d’un niveau intellectuel au-dessus de la moyenne, comme le rapporte ce témoin : « il comprend vite, a une tête bien organisée et possède ce sens des nuances d’un certain nombre d’Américains cultivés de la côte est des Etats-Unis. Il est capable de mettre en perspective les éléments d’une situation et de dégager l’essentiel. Sa bonté ou son grand sens de l’humanité m’avaient profondément impressionné, ce qui peut lui avoir donné des ressources pour transcender son épreuve au sens philosophique, et surtout les pires moments […] Ses astuces pour trouver de l’eau douce, calculer un point, pêcher, etc., montrent une bonne créativité, avec un bon niveau technique, en navigation par exemple, et une grande capacité à improviser sous stress ».
Épilogue
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28 mars. 52e jour. Callahan vient de réparer son radeau avec des moyens de fortune. Il est, depuis longtemps, au bord de l’épuisement, physique et psychologique, et ne tient que par une lutte constante contre le découragement. L’envie de se laisser aller semble de plus en plus forte : « la séparation entre les parties de moi-même est devenue plus aiguë. Chaque jour, l’épée à double tranchant de l’existence a entamé plus profondément l’une ou l’autre d’entre elles. Mes émotions se sont tendues jusqu’au point de rupture. Actuellement, les choses les plus minimes me plongent dans une rage ou une dépression profondes. »
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Tel le « Hollandais volant », condamné à errer éternellement sur les mers, il évoque l’impression d’un voyage sans fin et sans destination réelle, « condamné à parcourir les mers à jamais, sans aucun repos, en constatant le pourrissement de son propre corps, la détérioration de son équipement. » C’est pire que la mort, dit-il… « Est-ce que cela va durer toujours ». Sans avoir réellement des idées de suicide, il pense, au 59e jour, qu’il serait plus facile de se laisser aller et de fermer les yeux.
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Quinze jours plus tard, il est finalement repéré par des pêcheurs de Marie-Galante, qui ont vu des oiseaux tourner au-dessus du radeau. Comme bien d’autres rescapés, il vit alors un moment d’intense renaissance. « Le présent, le passé et le futur immédiat semblent soudain s’accorder d’une façon inexplicable […] Pour la première fois depuis deux mois et demi, mes émotions, mon corps et mon esprit forment un tout. » À l’approche de l’île, il évoque des sensations de renaissance : « Un parfum de fleurs et d’herbe arrive de l’île jusqu’à mes narines. J’ai l’impression de voir les couleurs, d’entendre les sons, de sentir la terre pour la première fois. Je sors du ventre à nouveau. » C’est, pour lui, « l’extase d’une vie nouvelle ».
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Quatre ans plus tard, Steven Callahan confie, dans son ouvrage, « À la dérive », les conséquences de son aventure et les leçons qu’il en tira : « je n’ai eu qu’un seul rêve en rapport avec le radeau depuis que le voyage a commencé, et aucun cauchemar récurrent. Qu’est-ce que le voyage m’a appris ? Mes croyances, à propos de l’indifférence de la mer, de la nature relative du bien et du mal et de toutes les valeurs humaines, de l’égalité de toutes les créatures de Dieu et de ma propre insignifiance ont été renforcées […] L’accident m’a laissé une sensation de perte et une peur persistante, mais j’ai choisi de tirer une leçon de cette crise plutôt que de me laisser submerger. »
Conclusion
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La survie en milieu extrême nécessite des capacités humaines exceptionnelles. Certes ! Mais, derrière cet aphorisme, il semblait utile d’analyser les moyens psychologiques utilisés par ces hommes et femmes soumis à une situation extrême, en l’occurrence une survie maritime en radeau. Le choix de Steven Callahan, à la dérive pendant 76 jours, était justifié par les grandes qualités d’analyse de son récit, dans lequel émotions et stratégies psychologiques étaient particulièrement bien évoquées, au jour le jour. Même si les actions comportementales sont essentielles dans la gestion d’une situation de survie (actions sur la contrôlabilité, lutte contre la passivité, ritualisation des journées, techniques de résolution de problèmes…), les stratégies psychologiques primordiales visent, avant tout, la manière de gérer les pensées et la façon de percevoir les événements et la situation extrême. C’est, avant tout, ainsi, que Steven Callahan put survivre à des conditions d’existence extrêmement difficiles : techniques de distractions de pensée, utilisation très forte de l’imaginaire et création d’un espace intérieur protecteur, stratégies cognitives alternatives et adoption d’une autre manière de pensée… C’est à ce niveau là que se situe l’intérêt majeur du récit qu’il élabora au fil du temps dans ce frêle radeau de survie, et, à ce titre, son histoire représente, sans doute, un modèle de gestion psychologique d’une situation extrême.
Références
- Callahan (Steven). – 76 jours d’enfer sur un radeau de survie, Neptune-nautisme, 223, juillet 1982.
- Callahan (Steven). – À la dérive. Soixante seize jours perdu en mer, Paris, Robert Laffont, 1986.
- Crocq (Louis), Sailhan (M.), Barrois (Claude). – Névroses traumatiques,Encyclopédie médico-chirurgicale. Psychiatrie, 37329, A10, 2, 1983.
- Crocq (Louis), Doutheau (Carle), Louville (Patrice), Cremniter (Didier). – Psychiatrie de catastrophe. Réactions immédiates et différées, troubles séquellaires. Paniques et psychopathologie collective, Encyclopédie médico-chirurgicale Psychiatrie, 37113, D10, 1998.
- Force (Louis), Raoul (Yves), Delage (Michel). – La catastrophe navale. Aspects psychopathologiques, Médecine et armées, 14, 4, juin 1986.
- Guichard (Anne). – Naufrages et survie en mer, Editions Alain Guichard, 2000.
- Guillerm (Luc-Christophe). – Naufragés à la dérive. Le défi psychologique de la survie en radeau, Paris, L’harmattan, 2004a.
- Guillerm (Luc-Christophe). – Psychologie de la survie en radeau, Synapse, 205, mai 2004b, p. 9-13.
- Houdé (Olivier). – Rationalité, développement et inhibition, Paris, Presses universitaires de France, 1995.
- Kaës (René). – Introduction à l’analyse transitionnelle, dans Kaës (R.), Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, 1979.
- Lazarus (Richard). – Psychological stress and the coping process, New York, Mc Graw-Hill, 1966.
- Maniguet (Xavier). – Survivre. Comment vaincre en milieu hostile, Paris, Albin Michel, 1988.
- Maniguet (Xavier). – Comment survivre en mer ?, Paris, Filipacci, 1989.
- Raoul (Yves), Force (Louis), Delage (Michel). – Naufrage, Synapse, 46, septembre 1988, p. 41-47.
- Robertson (Dougal). – Survivre, Paris, Albin Michel, 1973.
- Roustang (François). – Influence, Paris, Les éditions de Minuit, 1990.
- Vinar (Marcelo), Vinar (Maren). – Exil et torture, Paris, Denoël, 1989.
Notes
[*]
Clinique de Pen An Dalar, 147 route de Paris, 29490 Guipavas.
Résumé
Français
Cet article examine les stratégies psychologiques mises en œuvre par un naufragé en survie dans un radeau pendant 76 jours. L’analyse du récit de Steven Callahan (1982) s’inspire avant tout des théories cognitivo-comportementales : modèle de Lazarus, stratégies de distraction de pensée (rêveries, imagerie mentale), démarche de résolution de problème, résignation positive. D’autres thèmes sont également abordés : le traumatisme du naufrage, les modifications de la réalité, la ressemblance avec d’autres situations extrêmes telle la torture. Cette histoire extraordinaire représente un excellent modèle de réaction et de gestion psychologique d’une situation extrême.
Mots-clés
Plan de l'article
- Le récit de Steven Callahan
- Le traumatisme du naufrage
- Premiers jours en radeau de survie
- Évaluation et perception de la contrôlabilité
- Les comportements et cognitions « dangereux » du naufragé à la dérive
- Des stratégies centrées sur le comportement aux techniques de distraction
- Pionnier des stratégies cognitives alternatives
- La résignation positive
- Aux limites de la réalité
- Une démarche salutaire de résolution de problème
- Épilogue
- Conclusion
Pour citer cet article
Guillerm Luc-Christophe, « Survivre en radeau : le défi psychologique de Steven Callahan », Bulletin de psychologie 5/2005 (Numéro 479) , p. 589-598
URL : www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2005-5-page-589.htm.
DOI : 10.3917/bupsy.479.0589.
URL : www.cairn.info/revue-bulletin-de-psychologie-2005-5-page-589.htm.
DOI : 10.3917/bupsy.479.0589.
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